Rencontre avec Alain Guyard. Alain accompagne les entreprises dans le cadre de la transformation de leur fonction Finance, qu’il s’agisse de la refonte de leur ERP ou dans la mise en place et l’optimisation de leur organisation.
– Alain Guyard, pouvez- vous nous dire quels ont été les tournants déterminants qui ont jalonné l’exercice de la fonction de DAF ces dernières années et depuis l’arrivée des ERP dans les années 80 ?
AG : Pour simplifier en quelques grands repères, on pourrait dire que dans la décennie 90, on en était à se doter des ERP classiques pour être efficaces bien entendu, mais surtout pour se mesurer et évaluer sa performance. Dans les années 2000, on a commencé à travailler sur la business intelligence, à analyser pour aller vers l’avant. Au-delà du constat, ces résultats servaient une logique plus prospective. Au tournant de 2010, la volonté d’optimiser la fonction se fait jour. Il s’agissait d’améliorer la productivité en mettant en place par exemple des outils de P to P ou d’Order-to-Cash de façon à travailler sur les volumes et l’efficacité.
– Et aujourd’hui, après la situation de Covid-19 ?
AG : A ce jour, les challenges sont associés à la digitalisation de toutes les fonctions de la direction financière. Et les enjeux sont clairement à la transformation de la fonction finance. On va se faire aider sur des notions soit de robotisation en simulant les comportements comptables basiques soit par des simulations liées à l’exploitation du big data. Pour résumer cette évolution, on peut dire que l’on est passés de la mesure à la projection vers l’extérieur. En tout état de cause, ce qui compte, c’est de pouvoir s’adapter à différents contextes. Et parfois même les plus inattendus. La crise sanitaire du Covid-19 va amplifier cette tendance qui préexistait.
– Peut-on tracer les lignes de crêtes d’un après 2020 ?
AG : A mon sens, il faut considérer l’après Covid comme une accélération impérative de la capacité de réaction. Pendant des décennies, le passé éclairait le présent. Fort de cela, on se projetait vers un futur que l’on pouvait imaginer. Aujourd’hui, si l’on projette un plan à cinq ans par exemple, l’exercice devient très compliqué dans un environnement incertain corrélé à la survenue de crises violentes. Dans cette logique, que devient la notion de budget dans un contexte où désormais peut surgir la cessation d’activité totale pour l’entreprise ? Difficile de bâtir un atterrissage pour l’après 2020. Sur la base de quelles simulations ?
– V,W, L ou U ; on ne sait quelle forme aura la courbe de la reprise. Mais peut-on déjà envisager les changements qui vont s’imposer aux DAF dans les tous prochains mois en termes de gestion du risque en situation de crise ?
AG : Dans la mesure où tous les impacts ne sont pas encore quantifiés, cela ne simplifie pas la tâche. On ne peut pas dire si une reprise forte et rapide va succéder à un arrêt brutal. Les entreprises ont moins de trésorerie et éprouvent des difficultés à se projetter. Des questions se posent. Si vous êtes un industriel, avez-vous intérêt à poursuivre la production avec des circuits longs par exemple ? Quoi qu’il en soit, tout cela aura une incidence car des problèmes ont été mis en lumière à la faveur de la crise. La trop grande dépendance à tout ce qui vient hors d’Europe notamment. Les délais trop longs d’approvisionnements sont des faits majeurs. Cela va changer les choses et pas mal de modèles. Celui du flux tendu par exemple. Observez le BTP et l’impossibilité d’être livré de ce qui a été commandé. Idem pour la distribution et les ruptures en rayons. Ce blocage général de l’économie mondiale va avoir des répercussions majeures.
– Sur les investissements boursiers également ?
AG : Des questions se posent sur les investissements des entreprises et de l’actionnariat individuel. Le petit actionnaire qui voyait l’actionnariat sous l’angle simple de la rémunération s’interroge. Va-t-il continuer à investir ? Nul ne le sait. La structure dotée de grosses réserves de cash pourra tenir quand tout est à l’arrêt et ne pas rémunérer l’actionnaire, au moins quelques temps. Mais pour celui qui s’endette et qui ne peut rentabiliser, c’est moins évident. On sait que quand la croissance est là, la dette nourrit l’évolution, mais s’il n’est plus possible de payer les intérêts… Aujourd’hui le risque s’est accru. On l’avait un peu perdu de vue et on redécouvre que les entreprises sont fragiles. La nature n’est pas une donnée maîtrisable. L’un des critères pour le boursier pourrait être de cibler les entreprises qui seront moins impactées par des frais de structure si l’activité venait à s’arrêter.
– Ce côté instable de l’environnement de l’entreprise où les phénomènes de black swans y compris sanitaires peuvent être de moins en moins des exceptions, peut-il amener des changements dans l’organisation du travail ?
AG : Cela peut-être un sérieux catalyseur. Une lame de fond s’opère déjà aux Etats-Unis où de plus en plus, le modèle du prestataire de services et des free-lance gagne chaque jour du terrain. Et il va s’amplifier. Il est cohérent de se demander quel intérêt aura l’entreprise à supporter des coûts d’infrastructure, des coûts sociaux, d’espaces de travail, de restaurant pour des gens qui seront de moins en moins adaptables toute une vie pour leur poste. L’objectif de la bonne personne au bon moment n’est pas nouveau, mais il apparaît comme parfaitement d’actualité. En tout cas, la mobilité va s’accélérer.
– On a assisté au recours massif au télétravail…
AG : Le contexte sanitaire l’exigeait pour la protection des personnes et la limitation de la pandémie. Pour autant, sur le long terme, mettre tout le monde en télétravail est difficile. Le management à distance est un exercice délicat. Il suppose même des compétences différentes. Si sur le papier, diviser la taille de ses bureaux par trois est attractif, il faut veiller aux effets de la perte de repère et d’identité comme aux conséquences d’un management inadapté. Certains salariés se sont très bien adaptés au travail à distance, au point d’ailleurs que retourner au bureau n’allait plus aussi facilement de soi. Pour d’autres, cela a été moins évident. Contexte familial et physique inappropriés, sentiment d’isolement, perte du collectif et du sentiment d’appartenance à l’entreprise. Pour être performant, le télétravail doit être encadré, bien monitoré et bien assumé. On peut aussi envisager qu’à l’avenir, l’entreprise devienne un lieu de rencontres et d’échanges. Un endroit de réunion, de définition d’objectifs et de lancement des missions à réaliser en télétravail… Un moment aussi où se crée le ciment du collectif et de l’appartenance.
– A propos de sentiment d’appartenance à l’entreprise, à sa culture, l’arrivée des nouvelles générations bouleversent-elle le paradigme ?
AG : Clairement les nouvelles générations se sentent beaucoup moins liées aux entreprises qui les emploient. Nombre de ces jeunes ont vu leurs parents se retrouver au chômage après des années de dévouement et de loyaux services. Ils sont légitimes à se dire « tout ça pour ça ? » Et à se demander si autant d’investissement personnel en valait la peine.
– Vous pensez à un risque de démobilisation ?
AG : Personnellement, je crois beaucoup à la qualité de l’intégration. Il faut qu’une personne se sente bien dans son univers professionnel. Cela passe par la compréhension des objectifs, par la récompense, par la possibilité d’exprimer sa satisfaction. La conviction aussi de travailler pas seulement pour un salaire mais aussi pour l’intérêt collectif. Un jeune qui est séduit par un projet peut travailler comme un fou sur le sujet.
– Aujourd’hui, les jeunes semblent attendre beaucoup de l’entreprise, lui associant parfois jusqu’à la responsabilité de leur bonheur personnel. Ce n’est pas un peu exagéré ?
AG : Pour moi, les nouveaux entrants pourraient réimposer un modèle voire le réactualiser. Au 19ème siècle, les entreprises étaient très proches des salariés. Cadeaux de naissance, habitations réservées, éducation, soins médicaux… Ce schéma paternaliste trouvait encore des résonnances jusqu’au début des années 70. Puis à l’orée de la décennie suivante, les entreprises se sont désengagées. Licenciements de masse en cascade, raids boursiers violents ; l’actionnaire semblait être privilégié par rapport au salarié. Aujourd’hui, on assiste à une forme de retour de ce besoin d’attention, de considération et d’estime. Un management généreux peut être un des piliers du succès face à nos nouveaux environnements.
– En conclusion, même si la question est très large, pouvez-vous cerner les zones de défi qui attendent les entreprises à l’avenir ?
AG : Le défi va résider dans la capacité à maintenir l’agilité dans le futur. Dans ce cadre, l’adaptation va être une clé plus déterminante que jamais. Quelles que soient les solutions adoptées par les entreprises, la réussite appartiendra à celles qui sauront variabiliser leurs coûts. Elle ira aussi à celles qui auront tiré avantage de la digitalisation pour être plus productives et surtout proactives. Enfin, les entreprises qui pourront proposer des systèmes dans lesquels les salariés se sentent reconnus et qui ont la sensation d’apporter leur énergie à des structures modernes dotées d’outils d’information à la pointe, celles-ci pourront s’adapter à tous les contextes.
« Par J.Lascaux, fondateur de FiveForty° »